Un matin, vous ouvrez Le Temps. Vous y découvrez les valeurs helvétiques sous le crayon impitoyable du caricaturiste Chapatte: «Migros, Cenovis, armes à domicile».
Le soir, vous allez au théâtre. Ce n’est pas vraiment le théâtre, c’est la Maag Halle, salle de divertissement à Zürich West. Ce qui s’y déroule n’est pas non plus de l’art shakespearien, mais une production à succès qui draine des milliers d’Alémaniques depuis octobre: une comédie musicale. Si si, de celles qui ont marqué la fin du millénaire passé, mémorables Notre Dame de Paris et autres Dix Commandements.
Trêve de sarcasmes. Retour à la Maag Halle où les 2 heures 50 de show en schwytzerdütsch ne peuvent pas faire de mal à votre intégration (croyez-vous). Le rideau se lève et là, vous découvrez la justesse de la satire de Chapatte. Une unique pub vous introduit au spectacle : Migros. Eh oui, c’est sous la couleur orange que se produit le spectacle hautement identitaire de Schweizermacher.
Schweizermacher, c’était un film culte de la fin des années 70, plus grand succès cinématographique de tous les temps avec presque un million d’entrées. Il racontait les pérégrinations de deux policiers de l’office des migrations chargés de vérifier la «suissitude» des candidats à la naturalisation. Une comédie politique grinçante, actuelle à donner des frissons. (extrait: http://www.youtube.com/watch?v=WNHJHlFuacY)
Pour en faire un plat à servir au grand public, la recette est simple. Retirez les clins d’œil du film qui risqueraient de froisser les diverses sensibilités politiques. Prenez l’homme à la fenêtre qui tire les pigeons avec son fusil (Chapatte, encore toi), sous l’œil bienveillant du flic préoccupé par la vie de bohème de cette Yougoslave née en Suisse. Ce motif récurrent, imperceptible élément du décor helvétique, risquerait d’être interprété à la lumière de la votation du 13 février sur l’arme de service à la maison. On biffe.
A l’inverse, la romance qui s’installe entre le bon flic et l’étrangère, plutôt secondaire dans le film, se hisse sur le devant de la scène. Lorsque les deux personnages s’abandonnent à un baiser langoureux, quatre adolescentes soupirent derrière vous. Vous aussi, mais ça ne fait pas le même bruit.
Qui dit comédie musicale dit chanson, forcément. Par contre, vous n’aviez pas attendu que ce serait sur les spécificités de la prononciation dialectales que seraient élaborés les textes. « Ch ch ch », « Kr kr kr », scandent en rythme des apprentis suisses allemands. Autant prévenir les éventuels intéressés, ces scènes-là exigent un maximum de contrôle de soi – ou alors des boules quiès.
(lancement: http://www.youtube.com/watch?v=faE_MF8wYEM&feature=related)
Que cela vous est hermétique. Mais autour de vous, le public compact vole d’éclat de rire en quinte de toux. L’assemblée est popu et vous vous demandez ce qui les a poussés à mettre entre 70 (au fond du couloir à gauche, derrière la colonne) et plutôt 120 francs pour les billets. A vos côtés, un Zurichois hésite. C’est la première fois qu’il voit un spectacle dans «sa» langue, si habitué qu’il est aux productions en Hoch Deutsch. «C’est étrange. Tellement proche et accessible, ça fait plaisir. Mais c'est tellement paysan! Je comprends tout sans effort, cela me rend plus critique.» Critique, il le restera. Nullement conquis par la bouillie kitscho-romantique, dont la mise en scène mobile et esthétique constitue l’unique point fort.
Que reste-t-il du regard critique et auto-dérisoire originel ? L’utilisation abusive de «Tipp Topp» - terme éculé d'une langue au vocabulaire limité, le détournement des trois piliers de la Suisse «Ehre (honneur), Familie und… Maïzena», une vieille femme grossière obnubilée par sa suspecte voisine yougoslave. C’est maigre. Pire, vous avez même le sentiment que la comédie musicale dérive par instants vers la Suisse conservatrice. Vous vous remémorez ce couple de médecins allemands, qui souhaite le passeport pour ouvrir son propre cabinet. Plutôt BCBG dans le film. Alors qu'au fil des scènes du musical, leur arrogance s’affirme, leur bêtise se confirme. Ils atteignent le ridicule avec cet acharnement à acquérir le dialecte qui, selon toute vraisemblance, leur restera à jamais inaccessible. Des relents d’antigermanisme dans cette Suisse qui a vu tripler sa population allemande depuis 1978.
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